Il est des choses qu’on ignore sur soi, tout en ayant l’impression de les avoir toujours sues. Le chemin d’un embryon fécondé artificiellement, ce que nos gènes nous crient. Ces instants que l’on croit imaginés et qui, pourtant, font partie de nos souvenirs. Alors même qu’on n’avait aucune conscience à l’époque, pas même de cerveau développé. Cellules, uniques, et déjà si prometteuses. Un long voyage avant d’atterrir dans un utérus accueillant et de s’y développer, comme ses consœurs dans les ventres voisins, femmes dérobées à leurs vies pour devenir mères involontaires.

Le développement d’un fœtus, qu’il soit humain ou modifié, légalement obtenu ou pas, une fois qu’il est implanté, n’est guère différent d’un embryon de mammifère commun. Son premier trajet elle le fit dans une éprouvette estampillée « Secret Défense ». Bringuebalée, passant de mains en mains, selon les montants des pots de vins, la puissance des acheteurs… Elle arriva dans un laboratoire non répertorié, implantée dans l’utérus d’une femme ne parlant pas la langue qui vécut là, neuf mois emprisonnée dans une cage. La cage était spacieuse et dotée d’un confort dont la mère porteuse n’aurait jamais pu bénéficier autrement, mais elle n’en restait pas moins une prison dorée.

Chaque jour les tests, la surveillance. Un haricot organique qui réagit aux stimuli, un monitoring régulier, la vie monotone de l’éveil à la vie, de la création de l’être. Neuf mois. Neuf mois au terme desquels la porteuse fut amenée au laboratoire pour l’ultime travail, la récupération du petit. De la petite, en fait. Il n’y eut pas d’accouchement, l’être ne connaitrait pas la délivrance après le long tunnel, elle ne vivrait pas le soulagement après s’être sentie oppressée, écrasée par les parois de chairs maternelles. Non. Ouverture large sur un ventre conscient, douloureux, coupure du cordon et jetée de la femme, en pâture aux chiens.

Un pouce sanglant fourré dans sa bouche, la nouvelle-née posa ses yeux sombres et encore presqu’aveugles sur le monde lumineux. Blanc, trop blanc.

La môme grandit, privée du sein de sa mère, nourrie au biberon par des hommes en blouses blanches. Nourriture sitôt donnée, l’enfant retournait au sol, son habitat depuis qu’elle savait tenir assise, vers cinq mois. Vêtue d’une couche, changée de temps à autres, quand la puanteur envahissait la cave. La température était fraiche, mais pas dangereuse.

D’autres accouchements eurent lieu, sous les yeux de la gamine. Chaque fois elle s’en allait goûter les reliquats sanglants avant qu’on ne les lui enlève, agrémentant sa dégustation d’une baffe dans la tronche. Aucun petit ne devint son compagnon. Tous crevèrent, un souci dans l’adn. Aucun contact féminin, aucun réel contact humain que le change, le repas ou les coups. « Il faut l’endurcir, cette petite. »

Elle apprit assez vite à se déplacer à quatre pattes, pour éviter les pieds pressés de l’équipe de scientifiques, ainsi évolua-t-elle. Quand elle eut des dents, elle mordit les mains, cherchant, toujours, à retrouver ce goût éveillé lors de son premier jour. Celui du sang.

Goût qu’elle a ressenti fort, dans sa bouche, alors qu’elle se mordait la lèvre pour ne pas hurler, le jour où… Le jour où elle subit l’opération que l’on appelle trépanation. « Il faut que le sujet soit conscient, pour que les connexions se fassent correctement. » Elle n’a pas compris… Quelques semaines avec un pansement sur la nuque, avant que le corps reprenne le dessus, laissant une bosse légère, sous la peau, sous les cheveux, clairsemés à cet endroit.

Elle a deux ans. L’apprentissage commence. Le langage lui vient vite, et les gens autour d’elle ne sont que des érudits, des scientifiques, tous là pour elle. On lui parle désormais, on lui crache des ordres auxquels elle n’obéit pas. Pour avoir les coups, parce que les coups, c’est mieux que les mots crachés, parce que les coups, quand on les lui donne, on la regarde, elle existe.

Elle obéit pourtant, deux à trois fois par jour, selon sa faim. Ils ont vite cerné son pêché mignon, sa gourmandise, faut dire qu’elle leur a fait rentrer ça à coups de dents dans la chair… Lorsqu’elle obéit, elle a un petit plus dans son repas, ou juste comme ça, si elle est sage… Un bout d’humain. Dégustation qui la laisse songeuse, en proie au souvenir de son premier instant.

Journées semblables, toutes les mêmes. Réveil avant l’aube, entrainement, repas, douche, leçons diverses, lecture, vidéos. Repas, assouplissements, visite médicale, sport, repas, douche. Les repas sont soumis à condition, il faut avoir obéi un minimum.

Alors elle obéit. À cinq ans, elle doit subir diverses opérations, elle ne saisit pas vraiment de quoi il retourne, mais chaque jour, on repousse la chose. Chaque jour… Et on finit par ne plus en parler. La commande n’a pas été honorée.

La vie continue. Moins de scientifiques, plus de gardes. La vie continue.